L’humain n’est pas dans la nature, il est de la nature
Ce qui fait le processus biologique de la vie, du point de vue chinois, est une déclinaison contextuelle et éphémère du dynamisme interne immanent qui est à l’œuvre dans tout ce qui est dans le monde. Dans certaines conditions, ce dynamisme interne se configure sous des formes particulières. L’être humain est une de ces configurations.
Autrement dit, il n’y a pas de solution de continuité entre l’être humain et ce que nous appelons la nature. L’humain n’est pas dans la nature, il est de la nature. Dans certains ouvrages occidentaux traitant de la médecine chinoise, on lit souvent que, dans la pensée chinoise, l’être humain est conçu comme un microcosme au sein d’un macrocosme.
Il y a, à mon sens, dans cette manière de dire, un gauchissement par occidentalisation de la réalité chinoise. En effet, si l’on admet que l’être humain comme microcosme signifie que le corps humain est une sorte de cosmos en réduction dont chaque partie représente et correspond terme à terme à une partie de l’univers, alors, il y a dans cette définition la présomption d’une sorte d’emboîtement de deux réalités un peu à l’image des poupées russes. Avec des frontières donc. Une sorte d’homothétie (l’être humain serait homothétique du cosmos). Mais, le fait que l’humain, dans la tradition chinoise, soit conçu comme une concrétion éphémère, aléatoire et contextuelle du dynamisme vital interne immanent au monde implique non pas qu’il soit un modèle réduit du monde (avec des correspondance point par point) mais une sorte de condensation dont les éléments « concentrés » entrent en résonance entre eux et avec les éléments « déconcentrés » du monde. Concentration, déconcentration, rythme. L’idée du microcosme dans le macrocosme implique une réalité statique, alors que tout, en Chine, conduit à une réalité par essence dynamique.
La nature
En chinois, 自 然, ziran, (ou 大 自 然 da zi ran ou encore 自 然 界 zi ran jie) que l’on peut traduire par « de soi-même ainsi », « allant de soi » désigne et définit la nature. Une nature qui est un « de soi-même ainsi » sans commencement et sans fin, sans création d’aucune sorte, sans transcendance, sans sens non plus et dont les manifestations sont aléatoires et contextuelles. La pensée chinoise du monde s’est développée sans l’idée de Création, sans transcendance et sans métaphysique. Certes, le Ciel (天 tian) est un outil conceptuel fondamental de la vision chinoise du monde. Mais ne refaisons par l’erreur qui coûta si cher aux jésuites tentant d’évangéliser les chinois au XVIIe siècle ; erreur qui est d’avoir confondu le « Ciel » chinois avec le nôtre. Or, «天», dans la pensée chinoise, n’est qu’une des façons d’exprimer le principe auquel tout ce qui est dans le monde est soumis. Le 天 tian n’est rien d’autre, comme le dit Jacques Gernet, que la simple reconnaissance de l’existence d’une raison concrète appartenant aux choses elles-mêmes, « immanente » au réel. Et cela change beaucoup de choses, d’autant plus que ce mécanisme immanent ne porte aucune finalité. La nature, « l’allant de soi » ne porte aucun « projet », ne résulte d’aucune intention transcendantale. Sans commencement, sans fin, sans direction, la nature ne témoigne de rien d’autre que d’elle-même. L’allant de soi n’est rien d’autre que la vie faisant écho à elle-même.
Le destin de l’homme: banal et naturel
L’idée que l’humain 人 ren, n’est qu’un élément de la nature parmi d’autres, sans rien d’extraordinaire, de supérieur ou d’inférieur, de prédestiné, sans finalité, a pour conséquence que la vie humaine, pour précieuse qu’elle puisse paraître, n’est en fait qu’une banalité naturelle et que le destin des humains est identique à celui de tout ce qui vit. Rien de plus. La grande dramaturgie de la vie humaine, de la naissance à la mort, telle qu’elle est vécue en Occident n’existe pas. Ce qui n’empêche pas de vivre, par exemple, la tristesse du deuil (qu’elle soit réellement ressentie ou simple manifestation socialement obligée des sentiments). Simplement le deuil et sa cause, la mort, sont inscrits dans la vie. Je dirais que la mort n’est pas la conclusion de la vie, une frontière, un passage, mais est profondément inscrite dans la vie, qu’elle est un phénomène de vie. Celui qui meurt, élément banal de la nature, ne retourne nulle part, il entre dans une autre manifestation de la nature, dans une autre latence. Du même au même sous des manifestations diverses.
La résonance
La notion fondamentale de 感 應 / 感 应 ganying peut se traduire par résonance (au sens musical et acoustique). C’est une vibration qui se déploie dans l’espace et crée des répercussions produisant à leur tour une mise en vibration. 感 应 ganying recouvre les correspondances, les analogies dynamiques qui traversent la nature et donc les organes de l’humain. C’est une notion transversale qui s’applique aussi bien à la peinture, qu’aux relations humaines, aux relations de l’homme avec son environnement, aux relations du corps et de sa nourriture, qu’aux phénomènes naturels et aux phénomènes plus spécifiquement organiques.
感 应 ganying est une forme d’action à distance qui opère selon des affinités invisibles certes, mais qui manifestent concrètement la réalité. Du point de vue qui nous intéresse, le dynamisme transformationnel permanent qui définit la vie se construit selon 感 应 ganying, moteur des interactions permanentes internes et externes du corps (comme de tout dans la nature, c’est-à-dire dans « l’allant de soi »).
Mutations et changements contextuels: structures dynamiques de la vie
En Chine, on dit que la seule chose qui ne change pas, c’est que tout change toujours. Par changement, il faut entendre la série des transformations et des mutations contextuelles (化 hua) qui sont l’essence même de la vie. Il n’est pas négligeable de noter qu’un des mots chinois désignant la vie est 身 shen et signifie, selon le contexte d’utilisation, le corps, la vie, soi-même. La vie, le corps, le soi-même qui déclinent la même réalité sont dans le même processus dynamique et se réalisent par des changements et des mutations permanentes. Autrement dit, il n’y a pas de notions équivalente au psychique et au somatique. Pas de psychosomatique bien évidemment non plus. Au fond pas de schize en quelque sorte et encore moins de conglomérat hétérogène comme l’âme et le corps, l’âme « venant d’ailleurs » ou étant d’une autre qualité que le corps. Ici, rien n’habite le corps, et la notion d’enveloppe charnelle est proprement impensable. On pourrait dire d’une autre manière que tout dans l’humain, ce qu’il est et ce qu’il manifeste, n’est que la déclinaison du dynamisme interne configuré en permanence de manière contextuelle.
Le spatial et le temporel
Cette approche de la notion de vie fait que la médecine chinoise a développé l’idée qu’il existe structurellement et simultanément une anatomie et une physiologie spatiales et une anatomie et physiologie temporelle. L’anatomie temporelle n’est pas l’équivalent de ce qu’on appelle aujourd’hui les chronorythmes ou la chronobiologie; elle inclut ces deux notions mais va bien plus loin en stipulant qu’organes et fonctions sont à tout moment et simultanément en changement selon deux systèmes: le système circadien et la longue durée du flux de vie. Il est fascinant – du moins pour moi – de discuter d’anatomie et de physiologie ou encore de physiopathologie avec un médecin traditionnel chinois : je parle (parfois malgré moi) d’une réalité intangible, statique, et l’autre parle avant tout de dynamisme et pose en permanence la question « quand ? », « à quel moment de la vie ? », « à quel âge ? », « dans quelles circonstances environnementales ? », « dans quelles situation de vie ? » etc. Il est d’ailleurs encore plus fascinant de s’apercevoir que les modifications organiques, par exemple au cours d’une maladie, ou résultant de l’âge ne sont absolument pas définies comme des dégradations d’une normalité, mais comme des phases d’une réalité qui n’a pas de modèle normal. Ce n’est rien de dire que les frontières entre le normal et le pathologique sont floues et poreuses. L’image qui me vient à l’esprit est celles de ces lampes dites psychédéliques des années soixante où, dans un bain d’huile, des formes incertaines se mouvaient sans cesse de manière à la fois aléatoire et rythmique.
article de François Lupu
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